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Un tour du monde en 80 jours

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Cet été, en prenant l’avion, j’ai mis dans mon sac un livre au format poche, un récit de voyage de Jean Cocteau : « Mon premier voyage » , sous-titré « Tour du monde en 80 jours ». J’avais décidé de me changer les idées et de voyager encore plus loin que mon billet ne m’autorisait et la danse n’était pas censée faire partie des bagages cabine. Mais le hasard n’est pas toujours complice d’un éloignement, même temporaire, d’une passion de tous les jours…

« Mon premier voyage » a été écrit en 1936 par Jean Cocteau, que personnellement je ne connaissais que de réputation et par l’intermédiaire du film « La Belle et la Bête »  qu’il réalisa en 1946 avec Jean Marais et Josette Day. Le concept de départ est simple : il s’agissait, pour Jean Cocteau, de refaire le voyage décrit par Jules Verne dans son « Tour du monde en 80 jours »  en 1872, mais 64 ans plus tard (et pour fêter le centenaire de la mort de l’écrivain) afin de constater l’évolution du monde. Jean Cocteau (qui se met dans la peau de Philéas Fogg) est accompagné de Marcel Khill (qu’il surnomme « Passepartout ») et il envoie son carnet de voyage au journal Paris-Soir qui fait ainsi, à l’époque, partager à ses lecteurs les péripéties de ces successeurs des personnages de Jules Verne autour du monde. C’est ainsi que nous suivons pas à pas ce voyage haletant de bateau en train et de voiture en avion (sur la fin seulement) afin de tenir le défi contre la montre. Jean Cocteau essaye de redécouvrir les pays qu’il traverse en évitant les grandes fêtes préparées par les consuls et ambassadeurs, au courant de son projet, et en fréquentant des quartiers parfois peu recommandés, coupe gorges, salons où l’on fume l’opium et autres boui-boui où la nourriture fait peur. Il passe ainsi par l’Italie, l’Égypte, l’Inde, la Chine, les États-Unis avant de revenir en France. Il a aussi la bonne surprise de passer du temps sur un bateau avec Charlie Chaplin (dont j’ai appris qu’il fallait prononcer le nom à la française, car il est le fils du peintre français Charles Chaplin) avec qui il devient ami.

C’est vers la fin du livre (je finissais mon voyage en même temps que le livre, situation sympathique) que j’ai découvert le passage où Jean Cocteau arrive à New York et à Harlem en particulier. Nous sommes en 1936, vous devinez un peu ce qui va suivre, non ? Eh bien oui, son voyage le mène au Savoy Ballroom à la découverte du swing et du lindy hop ! Pour la peine, je vais vous recopier ci-après l’extrait correspondant. Il faut juste noter avant d’aller plus loin que le vocabulaire utilisé à l’époque n’avait pas la même portée que les mêmes mots utilisés de nos jours. Il n’y a, je pense, pas de notion péjorative dans les propos de Cocteau qui s’emballe facilement dans un lyrisme exacerbé ici et dans d’autres pages de son récit.

Extrait de « Mon premier voyage », par Jean Cocteau, 1936, (c) Gallimard
« Harlem c’est la chaudière de la machine et sa jeunesse noire qui trépigne, le charbon qui l’alimente et qui imprime le mouvement […] New York éprise de cathédrales, d’orgues, de cierges, de gargouilles, de burlesques, de ménestrels, de mysticisme et de mystères, est secouée par le rythme noir. » […] Où se rencontrent noirs et blanches ? Quelle est la fièvre qui renverse l’obstacle des races et l’emporte sur le vieux réflexe défensif ? La danse. Le Lindy Hop (Lindbergh dance) qui secoue Harlem d’une trépidation électrique et propage ses ondes partout.
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Le Lindy Hop qui règne depuis cinq ans est une gavotte nègre. Il se danse au Savoy, le dancing noir de Harlem.

Une longue salle basse entourée dune balustrade. Au milieu, la piste et l’orchestre. Autour, un promenoir, des loges et des tables où les spectateurs et les danseurs consomment des boissons naïves. Lorsque nous arrivâmes, l’orchestre jouait une valse, ou plutôt l’ombre d’une valse, ou plutôt, l’ombre de l’ombre d’une valse, une valse zombie, un motif de valse fredonné par un ivrogne sentimental, et, sur cette valse morte, les couples comme suspendus au plafond, laissaient traîner des jambes et des jupes molles, s’arrêtaient, se penchaient jusqu’à terre, la danseuse couchée sur le danseur, se redressaient lentement et reprenaient la promenade, la main dans la main ou face à face, sans jamais sourire. Valses et tangos sont la seule halte que s’accordent ces âmes blanches, ces somnambules secoués d’un érotisme candide et d’une ivresse rituelle. Soudain l’orchestre ressuscite, les morts qui dansent s’éveillent de l’hypnose et le Lindy Hop les secoue.

Sur quelle herbe ont-ils marché ? Sur la marihuana, l’herbe qui se fume et qui grise. Ces grosses négresses en cheveux et ces petites filles dont la poitrine se cabre et dont pointe la croupe, le chapeau placé comme une gifle, deviennent un lasso que les noirs déroulent et enroulent à bout de bras, un boomerang qu’ils lancent et qui les frappe au coeur après avoir tournoyé dans le vide. Parfois, le visage sévère, extatique, la négresse passe sous le bras du danseur, se détache, s’éloigne, exécute un cavalier seul, parfois elle s’élance et le prend d’assaut comme une vague. Il arrive que les couples s’isolent et combinent les figures d’un quadrille plus grave qu’une partie d’échecs. Des blanches se mêlent aux couples noirs. Le vertige, la fatigue ne ralentissent jamais les jambes dont le « dope », les reefers (cigarettes de marihuana) soutiennent le rythme ininterrompu. Rythme d’une foule qui finit par n’être que son propre reflet dans de l’eau qui bouge.

À Paris on exécute le Lindy Hop, mais il y manque je ne sais quel chanvre diabolique, je ne sais quel poivre de Cayenne qui fait de ce menuet nègre une danse de Saint-Guy contagieuse, et de Harlem l’usine du dynamisme américain.

[…] au bar Onyx, une cave où vous allez entendre les meilleurs swing de New York, […] le Swing a remplacé le Jazz. C’est le terme nouveau qui désigne un band noir dont la musique tourne et vous boxe l’âme. Au bout de cette petite cave étroite se démènent, sur une estrade, les cinq nègres de l’orchestre le plus pur. C’est l’oeuf cru qui deviendra l’oeuf cuit et les oeuf sur le plat et l’omelette aux fines herbes. Car ces ensembles s’abîment. Même un Armstrong qu’on croyait de diamant s’est laissé corrompre. Le rêve de ces Ford construites avec des ficelles et des boîtes de conserve est de devenir Rolls Royce et l’orchestre symphonique qui monte des profondeurs, les smokings blancs, les saxophones de nickel éclaboussés de lumière, seront la perte de ces vieux tambours, de ces vieilles trompettes et de ces vieux chapeaux. Le drummer est un nègre d’origine indienne. Il roule son tonnerre et jette ses foudres, l’oeil au ciel. Un couteau d’ivoire miroite entre ses lèvres. Près de lui les jeunes loustics d’une noce de campagne se disputent le microphone, s’arrachent de la bouche des lambeaux de musique saignante et s’excitent jusqu’à devenir fous et à rendre folle la clientèle qui encombre les tables. Lorsque le swing s’arrête, un roulement de caisse accompagne les acclamations et les saluts des choristes Halte ! Les tables s’écrasent contre un mur brutal de silence, et après une stupeur de catastrophe, le Swing empoigne le Boléro de Ravel, le déchire, le malaxe, le scalpe, l’écorche vif, entortille autour de son bâton monotone les pampres écarlates d’un tyrse vaudou. »

Voici qui donne une perception du swing à Harlem en 1936 par un Français. Bien sûr, c’est enveloppé dans un discours plutôt lyrique et l’herbe qui fait rire est mentionnée comme inspirationnelle. Je précise que, dans le reste du livre, Cocteau donne l’impression de se mouvoir dans un milieu où la consommation de drogue est plus ou moins une habitude naturelle. Le fait que je reprenne ici mot pour mot le texte de Jean Cocteau ne signifie pas que j’encourage la consommation de produits stupéfiants pour trouver l’inspiration dans la danse. Je souhaite juste conserver le rythme et l’ambiance donnée par le texte d’origine. Que ceux qui souhaitent lire le récit du voyage de Cocteau dans son intégralité n’hésitent pas à acheter le livre, non sans avoir relu le récit de Jules Verne (qui, lui, n’a pas plus connu le swing et le lindy hop que ses personnages) afin de mieux apprécier les références.

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